« Mon prénom est Sofìa, ma petite sœur se nomme Lucìa. Nous sommes nées et vivons toutes deux à Montevideo, à l’extrême sud de l’Uruguay. J’ai 28 ans et Sofìa en a 25. Je sais bien que les gens la prenne pour une personne un peu étrange, dans son coin et souvent dans ses pensées. Partout. Je le sais. Seulement, elle ne l’est pas. Et moi je sais pourquoi elle agit ainsi. Elle vit et revit dans sa chair les souffrances subies par une ancêtre, dans ses rêves. Et ses jours sont aussi habités par cela, par elle y pense souvent. C’est un peu bizarre à expliquer et cela ne lui arrive pas si souvent, donc nous évitons d’en parler. Seulement en recoupant les choses qu’elle répète dans son sommeil et nos recherches, c’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivées.
Nous sommes très claires de peau. A demi-mot, maman nous a aussi fait comprendre que cette couleur de peau est due au brassage racial que nos ancêtres ont connus. Moi je dirais subi. Du côté de papa, ce fut pareil. Même si elle n’aime pas parler de notre père qui nous abandonna enfant, ça elle nous l’a dit. Il faut également dire que notre pays a connu de nombreux brassages de différents peuplements : les esclaves noirs venus d’Afrique notamment.
Une fois ou deux lorsque nous avons tenté d’évoquer le problème, lorsque nous étions plus jeunes, mais les différentes réactions des gens ont toutes été si négatives que nous avons laissées tomber. Je ne veux pas qu’on la croit folle. C’est maintenant une spécificité assez particulière de sa vie, de notre vie. Depuis des années maintenant, elle influe sur nos personnalités et notre spiritualité !
Pourtant, nous étions adolescentes lorsque ces crises ont commencé et j’en ai été témoin. Nous partagions la même chambre à l’époque, une petite maison dans le quartier du piton des neiges. Lorsque les rêves venaient, elle vivait souvent les violences subies très intensément : pleurs, cris, suffocations etc elle parlait aussi dans son sommeil. Moi, je notais tout ce qu’elle disait dans un petit carnet noir. Plus âgées et conscientes de cette étrangeté, nous avons effectué des recherches sur Internet pour tenter de comprendre ce phénomène. Nous n’avons d’ailleurs pas trouvé grand-chose.
Maman n’en a jamais rien su. Nous lui avons caché une chose qui nous dépassait nous-même, de toute les façons. Et il faut dire que notre mère l’aurait surement très mal vécue, comme une culpabilité pour une chose dont elle n’était pas responsable. De plus, très catholique, c’est sûr qu’elle l’aurait emmenée chez un prêtre pour la faire exorciser.
Ma soeur et moi sommes plutôt proches de la divinité Orisha Yemanjà (encore appelée Iemanjá, Janaína, Yemalla ou Yemana), issue des religions afro-descendantes qui tirent leur source des Yorubas. Comprenez qu’en matière de religion, on est pas trop d’accord! Pourtant, elle comme moi avons trouvé une forme de paix dans cette pratique spirituelle. Depuis des années maintenant, nous célébrons cette divinité chaque 2 février, sur la plage de Ramìrez. Nous l’honorons, lui demandons protection et pardon.
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Ces rêves sont si présents dans sa vie qu’ils lui ont parfois causé et lui causent encore aujourd’hui certaines difficultés d’ordre relationnel, notamment avec ses petits amis. C’est assez dur d’expliquer à quelqu’un qui partage votre vie, ou du moins votre lit, que vous venez de vous faire agresser dans votre songe. Il n’y a pas que cela, mais en général, ce sont les moments douloureux qu’elle revit. Aujourd’hui, elle arrive à créer les conditions pour mieux les accueillir et diminuer leur intensité et fréquence. Disons qu’elle a ses trucs à elle ; dormir tôt, boire telle infusion, laisser ses soucis à la porte de sa chambre, prier Orisha ou encore méditer etc.