Tokè ‘Nsa, comprenez « soyons égaux » (alias Pierrette Ekoima) est une femme vive et active. Plus vous la découvrirez et plus vous serez séduits. Travailleuse, amicale, sensible, Tokè ‘Nsa manie avec brio et intelligence une boutique de produits cosmétiques depuis 2016. Aujourd’hui, alors qu’elle vient de lancer la marque de beurre de Karité Tokè ‘Nsa, et malgré son agenda chargé, la jeune et jolie togolaise originaire de Sola (à plus de 460 km de Lomé), son village de cœur entre collines et montagnes, a accepté de se poser et de répondre à quelques questions sur cette nouvelle aventure qui démarre dans sa vie. Lisez plutôt…
Selomcrys : Que signifie ton prénom Tokè ‘Nsa ?
Tokè ‘Nsa signifie « soyons égaux » et c’est de là que vient mon caractère je crois car je n’aime pas l’injustice, je n’aime pas lorsque certaines personnes se pensent supérieures, cette manie de vouloir dévaloriser les autres, qui ils sont et d’où ils viennent me rend malade… C’est papa qui m’a donné ce prénom. Il me disait souvent, lors de points de désaccords, « ce n’est pas parce que je t’ai donné ce prénom que tu dois toujours parler ; quand je parle, tu dois te taire ». Cela n’a jamais fonctionné ainsi, j’ai eu la chance de grandir au sein d’une famille où j’avais le droit de m’exprimer.
Selomcrys : Pourquoi cette obsession pour le beurre de karité* ?
Ce n’est pas une obsession mais un devoir. J’ai grandi à Sola, à plusieurs kilomètres de Lomé, et lorsque je suis retournée au village en juillet 2017 et que je voyais mes tantes confectionner le beurre de Karité, je me suis rappelée d’une époque où ma mère transitait les produits du Nord vers le Sud, notamment le beurre de Karité, car à l’époque, les femmes du sud ne le maitrisaient pas. Pour la petite anecdote, si je lui demandais de l’argent de poche, au lieu de m’en donner elle me disait d’aller vendre du beurre de Karité* pour avoir des sous. Elle m’a toujours éduqué en me montrant que la valeur du «travail » avait une importance capitale dans la vie. C’était l’activité principale de maman, j’ai grandi avec ça, j’ai mangé avec ça ; on faisait la cuisine avec, il n’y avait aucune autre huile à la maison…
Selomcrys : Comment est née cette aventure ?
J’ai commencé mon commerce avec des huiles type huile d’Amande douce, Argan, Fénugrec car j’étais « nappy » et, au départ, j’en ai eu besoin pour mes cheveux, sans en trouver à Lomé. De plus en plus de personnes m’en demandaient et de fil en aiguille… J’en importais donc du Maroc via une amie, et j’ai démarré ainsi, sans penser au Karité, bizarrement. A aucun moment je n’ai pensé au beurre de Karité, j’en prenais pour ma consommation personnelle au village et c’était tout. Même lorsque deux ou trois personnes m’ont demandé si j’avais du beurre de Karité j’ai répondu non. Mais un jour, j’ai ramené un pot pour en vendre juste à une énième cliente qui avait vraiment insisté pour en avoir. Le pot était à vil prix mais elle voulait le négocier à la baisse, en disant que « ce n’est que du beurre de Karité, il y en a pour moins cher au marché »… Ses propos m’ont vraiment touché car je suis sûre qu’elle ignorait la pénibilité du travail lié à la production du beurre de Karité ; moi non. Je le lui ai expliqué et nous avons beaucoup parlé ; puis j’ai donc décidé d’en vendre et de retourner au village voir les femmes productrices.
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Selomcrys : Justement, raconte-nous cette 1ere production avec ces femmes productrices de beurre de Karité, dans ton village de Sola ?
J’ai passé plus d’une semaine au village et cela m’a fait du bien. En y allant, j’avais déjà prévu de lancer une production à grande échelle pour Tokè ‘Nsa. Cela m’a fait un bien fou loin du téléphone portable et des nouvelles technologies. Je n’avais ni ordinateur ni télévision mais je ne me suis pas ennuyée, j’ai coupé avec tout cela pour me consacrer à ces femmes, qui m’ont tant apporté en retour. Je marchais sous le clair de lune, je produisais le beurre, je parlais beaucoup avec ces femmes, je visitais les coins de montagne… Je n’ai pas eu le temps de chômer, le processus du beurre de Karité est très prenant. Il faut faire sécher les noix, faut toute une journée pour piler les noix, puis on les torréfie, etc. Le vrai travail c’est le barattage, c’est à dire que nous devions malaxer le beurre avec de l’eau. C’est un savoir-faire complexe et inédit. Cela prend un à deux jours ! Tu peux rater ton mélange et donc ton beurre si tu ne prends pas garde ! Il faut savoir alterner eau tiède et eau chaude, c’est compliqué mais passionnant ! Je sais en faire depuis mon plus jeune âge, cela ne s’oublie pas, c’est comme le vélo.
Selomcrys : Chaque femme chez toi maitrise la confection du beurre de Karité ?
Oui, là-bas, presque dans chaque maison, ils savent faire du beurre de Karité, de la moutarde, du toukoutou (1) ou de l’huile d’arachide. Cela s’apprend de mère en fille dès le bas âge, lorsque tu y grandis. La fabrication du beurre de Karité, ça devait arriver tôt ou tard, car c’est en moi. Tôt ou tard ça allait me rattraper. Les hommes, eux, vont au champ et vendent leur production. Les dames vont aussi au champ, elles n’ont aucun jour de repos. Si vous voyez Na, ma grand-mère par exemple, elle continue ses activités seule comme la recherche du bois, la confection de la moutarde et va toujours cultiver son champ. Du coup, elle est encore en très bonne santé.
Selomcrys : Tu es une femme assez simple et pragmatique, comment tu l’expliques ?
Je suis née à Lomé et j’y avais toujours vécu, jusqu’à ce que je séjourne à Sola durant quatre ans pour des raisons familiales. J’y ai eu mon bac avant de rentrer à Lomé. Je retire énormément de cette expérience même si la 1ere année n’a pas été du tout facile pour la citadine que j’étais de vivre à la campagne au milieu des montagnes ! Je pleurais tout le temps et voulais rentrer à Lomé, je n’avais que onze ans… Finalement, c’était chez moi alors j’ai appris à apprécier cet endroit et ce que la vie m’offrait et je me suis intégrée. J’ai appris à vivre comme les gens du coin, à semer, à récolter le maïs, le mil, le sorgho, le soja, à aller chercher du bois etc.
Selomcrys : Parle-nous de quelques-uns de tes souvenirs d’enfance à Sola ?
A Sola, on se réveillait à 3h du matin pour aller au puit et il y avait déjà du monde en plus. Nous faisions cela pour pallier à la pénurie d’eau en saison sèche. Pour aller chercher du bois, nous y allions à 4h du matin, le temps d’arriver à la montagne. Deux heures plus tard, avec mes cousins nous allions à l’école. A 12 ans, je savais déjà faire la pâte sur le feu de bois pour une dizaine de personnes, là-bas, c’est la base. Pour les sauces, les tantes nous montraient comment procéder (à mes cousines et moi). Vers 15 ans, personne ne te regarde plus, tu te débrouilles seule pour tout cuisiner. Nous n’achetions rien pour les repas si ce n’est le sel et le poisson, nous avions tout le reste dans les champs !
Selomcrys : Pourquoi ton envie de défendre le « made in Togo » est-il si présent dans ta personnalité ?
Certains disent que je suis arrogante, ce n’est pas exact, c’est seulement que je n’aime pas qu’on me piétine ou qu’on me dévalorise… je n’aime pas non plus qu’on me sous-estime, moi ou une autre personne d’ailleurs. Il faut qu’on arrête de dévaloriser le travail d’autrui sans savoir à quel point il est pénible ! «1000 francs, pour du beurre de Karité, c’est trop cher », cette phrase m’énerve toujours, car beaucoup ignorent le temps et l’énergie que cela nécessite. J’ai cette volonté de toujours valoriser mon terroir et mon pays le Togo, c’est vrai. Depuis quelques temps, je trouve que les mentalités évoluent à ce sujet, car nous sommes maintenant nombreux à dénoncer le manque de solidarité qui existe entre nous et à le déplorer. Je blogue aussi et j’ai récemment écrit un article pour dire à quel point cela me peinait. C’était l’occasion de crever l’abcès et d’en parler pour cesser le déni. Nous devons davantage nous serrer les coudes entre togolais. Je ne me l’explique pas cette attitude défaitiste et non fraternelle. Je crois que les gens sont lassés de la situation socio-politique togolaise et cela rend les gens défaitistes ! C’est comme un enfant qui fait des efforts scolaires mais qui ne sont pas reconnus par ses parents, c’est forcément frustrant.
Selomcrys : Tu es aussi une amoureuse de la musique…
« Si l’espoir faisait vivre, les togolais seraient immortels » cette phrase de Fofo Skarfo dans son dernier album « 13 Janvier » m’a marqué ; elle dépeint bien que nous sommes un peuple qui espère toujours et tellement ! En réalité, les togolais ne sont pas défaitistes, ils continuent à se soutenir et à croire en des lendemains meilleurs, mais quand tu as faim, si le seul moyen pour manger c’est en mettant des bâtons dans les roues du voisin, on le fera tous ! C’est assez compliqué de vivre décemment dans ce pays et cela devient un mode de vie. Je n’arrive plus à blâmer les gens aujourd’hui… Car, que tu entreprennes, que tu sois salarié ou que tu sois dans le privé, le système ici ne vous accompagne pas. Ca n’excuse pas que tu dévalorises ton prochain ou que tu ne lui viennes pas en aide mais on fait comme on peut, quitte à devenir égoïste…
Selomcrys : Parle-nous un peu de ton frère dont tu es très proche, et des femmes de Sola, dont tu es issue…
Mon frère est comme un papa de substitution pour moi, nous sommes très proches ! Il a toujours veillé sur moi, sur certains sujets, c’était mon référant, il me soutient beaucoup. Dans notre famille tu fais ce qui te semble juste, c’est toi qui décides ce que tu veux faire, ainsi depuis toujours, nous recevons des aînés des conseils et non des ordres et tu choisis ta voie. Mes grands-parents nous disaient toujours de ne pas faire ce qui ne nous rend pas heureux. Et dans ma famille on m’a toujours dit que même mariée, si cela ne va pas, on est là pour toi, tu peux revenir à la maison ; c’est une marque d’amour formidable!! C’est pour cela que chez nous, les femmes travaillent énormément, elles tiennent à leur autonomie et peuvent se remarier très facilement, sans jugement de la part de la société qui les entoure. Elles ne subissent pas les « on-dit » et la mauvaise image que nous collons parfois aux femmes divorcées et remariées, leur vie ne s’arrête pas à leur 1ere union ! D’ailleurs elles sont nombreuses à être propriétaires des terres qu’elles cultivent, elles construisent des maisons donc elles sont assez têtues et rebelles…
Selomcrys : Tokè ‘Nsa, où seras-tu dans 10 ans ?
(sourire) Je préfère ne pas savoir je n’aime pas les lignes droites je m’ennuie très vite. Je préfère découvrir au fur et à mesure mais ce qui est sûr, c’est que le beurre de Karité fera partie du voyage… Je préfère que la vie me surprenne. Savoir à l’avance, ce n’est plus excitant. En tout cas, aimant la bonne bouf, le vin, la musique, la plage le soleil, la mer, la nature je préfèrerais vivre à la campagne plutôt qu’en ville. La nature m’apaise, c’est un désir profond, je m’y sens vraiment bien et moi.
Selomcrys : Toké Nsa, la suite ?
Je fais du commerce équitable et j’aime ça. Pour le moment, je produis en petite quantité pour avoir un produit frais. Il y a des saisons pour récolter les noix de Karité, et où les prix sont moins chers. J’investis donc pour le moment et à terme j’aimerais former une coopérative, créer un cadre plus professionnel au-delà des femmes de ma famille et leurs proches
(1) boisson locale à base de mil torréfié
*Les vertus du beurre de Karité: nourrissant pour la peau, anti inflammatoires, cicatrisant, assouplissant pour les cheveux etc. Très bon pour le bébé, il calme les irritations et est très apprécié en massage pour calmer les douleurs musculaires.