Comme d’autres avant lui, Sitou Mathia, 33 ans, diplômé d’un master en finance banque se destinait à une belle carrière dans un organisme financier. C’était sans compter sur sa passion pour l’art urbain, et son amour pour le graffiti. Ce jeune homme togolais observateur et doué commence son tout premier graff il y a 15 ans, à Lomé, au Togo. Depuis lors, SMI – de sa signature d’artiste – ne cesse de s’exprimer à travers le monde et de transmettre des messages forts au travers de ses œuvres colorées, inspirées de sa culture africaine, des personnes qu’ils croisent et de sa vision. Il y a de ces personnes (sourire) dont vous louez le travail, l’humilité, la perserverance et le talent.. Et qui se traduit par un profond respect et une grande admiration! Sitou est l’une de ces personnes. Rencontre.
Selomcrys : Tout d’abord, parle-nous de ta gigantesque fresque réalisée à l’Institut Français du Togo (IFT) lors de ton dernier passage à Lomé ?
SMI : Ma fresque (sourire) c’est une commande de l’institut et elle est la réponse à une question toute simple que je me suis posée : quel est l’avenir de l’homme face au numérique ? Et est-ce que l’homme pourra s’adapter alors que tout évolue aujourd’hui ? Le résultat est une femme, regard tourné vers le futur, elle réfléchit sur cette évolution et on y voit aussi un caméléon qui représente l’adaptation. Pour moi, nous allons nous adapter mais il y aura des conséquences donc nous devons être vigilants au niveau des lois etc. Pour moi, il faut certes évoluer mais tout en préservant les pratiques anciennes qui sont bonnes pour nous afin de ne pas être esclaves de la technologie.
Selomcrys : Tu as une longue expérience derrière toi, peux-tu nous retracer un peu ton parcours ?
SMI : C’est simple, je suis né à Lomé et ai grandi en Côte d’Ivoire puis je suis rentrée à Lomé vers 1997. Je suis passionné de dessin à la base. Cela a évolué sur les murs avec le graff alors que je continuais mes études en parallèle. A l’époque, je m’intéressais beaucoup à l’environnement hip hop. Je me suis essayé au rap, au break danse avant de trouver ma voie avec le graffiti. Mon 1er mur je l’ai fait en 2003 et depuis je n’ai jamais arrêté. En parallèle je suis infographiste et avec mon ami Kouessan, on crée notre boîte d’art graphique en 2005, par passion mais aussi parce qu’il fallait payer les factures. Aujourd’hui, ma passion est davantage devenue un boulot. Lorsque je graffe j’oublie tout, je me concentre sur moi-même. J’ai commencé ici à Lomé avec la peinture acrylique et des pinceaux. Je reprenais ce qu’il y avait dans les magazines.
Après, je suis passé au graff avec la bombe de peinture (spray) à travers des voyages sur des festivals dans les pays limitrophes. Mon premier festival c’était au Burkina Faso, en 2011, 2012. A mes débuts, ce fut l’occasion pour moi d’échanger avec d’autres artistes de ce domaine. J’ai fait pas mal de capitales africaines par la suite comme Cotonou, Dakar, Kinshasa en 2013-2014, Brazzaville. Avec une association, j’ai monté le festival « kin’ graff » où nous avons invité des artistes belges et français. Le partage et les échanges aident beaucoup dans ce métier. De plus, le graff me fait voyager partout dans le monde et à chaque fois qu’on s’installe quelque part ou que je découvre un nouvel espace, j’essaye de planter ma petite graine et de me faire des contacts dans mon milieu.
Suivez-le sur son site: https://www.sitoumatthia.com/
Selomcrys : Tu vis maintenant en Europe. En quoi cette nouvelle localité influence la pratique de ton art?
SMI : J’y suis depuis deux ans, et oui, je peux dire que le fait d’être en France a beaucoup changé mon travail car en France il y a énormément de « street artistes ». J’ai donc aussi envie de montrer ce que j’ai de plus à apporter, j’ai envie de me démarquer, de montrer ma culture à travers mon travail et de m’exprimer. Je trouve notamment plus facilement mon matos et les couleurs nécessaires à mes créations ici. Et aussi, le regard des gens est différent, cet art n’est pas mal vu et donc de nombreuses invitations affluent pour aller peindre à tel ou tel endroit. J’ajouterai que le fait de regarder les autres bosser cela me challenge énormément.
Selomcrys : Explique-nous aussi comment cela se passe avec les autres graffeurs? Y’a-t-il des codes qui font qu’on a le droit, ou non, d’effacer un ancien tag pour tagger à sa place?
SMI : Je suis encore nouveau donc je ne peux pas me lever et tagger un mur comme ça. Il y a des « coins tolérés » et souvent l’on m’invite à venir tagger tel ou tel endroit, il faut respecter les codes. Dans ce milieu, les rencontres sont primordiales pour comprendre comment le milieu fonctionne et trouver sa place sur la scène street art parisienne.
Selomcrys : Justement, le graffiti est un art encore assez mal vu en Afrique, car considéré comme fait par les voyous, les bandits, les zonards, alors qu’en Occident, il est « bancable » et mieux accepté. Qu’en penses-tu?
SMI : C’est vrai qu’il y a en Afrique une image négative qui colle à la peau des graffeurs, avec des idées préconçues du genre : « ils sont chômeurs et ne font rien de leurs journées ou que ce sont des vandales ». Ce qui est en plus généralement faux. Ce sont souvent les ignorants qui parlent ainsi de la chose et nous causent beaucoup de tort. Je pense que nous devons multiplier les ateliers avec les gamins et rééduquer les gens car nous faisons de l’art ! En France, tout le monde sait que le graffiti c’est interdit, l’adrénaline nourrit aussi le graffeur. Cependant, il existe de plus en plus de murs libres, des endroits où c’est toléré et des espaces dédiés au graffiti et c’est une très bonne chose que notre art soit reconnu et regardé différemment par le public.
Selomcrys : Est-ce pour cela que tu reviens régulièrement sur la terre qui t’as vu naître pour continuer à encourager le graffiti et les graffeurs locaux? En quoi est-ce si important pour toi?
SMI : C’est vital de revenir sur le continent africain ! J’ai beaucoup de choses à partager avec la nouvelle génération de jeunes, avec mes années d’expérience, je suis devenu comme un grand frère pour ces derniers, c’est important que je fasse des projets avec eux. J’ai aussi à cœur de partager et faire comprendre ma vision des choses. Avant on ne comprenait pas pourquoi je faisais cela mais aujourd’hui, beaucoup ont compris tout ce que le graff m’a apporté à force de persévérance et de travail. Je reste dans ma démarche d’expression et cela paye si aujourd’hui je suis invité dans mon propre pays pour venir réaliser une grande fresque sur l’un des murs de l’Institut Français du Togo (IFT). Il ne faut jamais baisser les bras mais continuer, la vie c’est un voyage ; le train repassera pour prendre tout le monde au fur et à mesure que les gens comprendront.
« Nos œuvres disparaissent comme le font les humains … il faut laisser la place aux autres, c’est le jeu. »
Selomcrys : Ton art est généralement assez joyeux, coloré, explique-nous ce parti pris artistique? Est-ce que ton art a évolué ou as-tu toujours eu ce parti pris?
SMI : Je prends le caméléon en exemple, car pour moi quand je bouge dans un endroit différent, je dois m’adapter. Au-delà de cela, j’ai grandi dans un environnement très coloré, que tu ailles au marché et regardes les étalages des mamans, comment elles sont habillées, c’est une mosaïque de couleurs ! Pour moi, cela représente la diversité du monde et face à des couleurs tu ne pleures pas, tu ne fronces pas le visage, cela apporte je l’espère un peu de joie et de paix. C’est un parti pris que j’ai toujours préservé pour mettre en lumière mon Afrique. Notre culture je la modernise et veux montrer que nous avons dans nos traditions et notre spiritualité de bonnes choses aussi. Quand on prend le cas du vodou qui est diabolisé alors qu’on y prône le respect de l’autre, nous avons des trésors et valeurs à préserver.
Selomcrys : T’arrive-t-il d’être déçu d’un de tes graffs une fois celui-ci terminé?
SMI : Je suis assez perfectionniste alors j’ai très souvent envie de les effacer et ne suis généralement satisfait qu’à 50%. Disons qu’il me vient souvent l’envie de l’améliorer un peu plus alors qu’à un moment donné, il faut savoir laisser son œuvre être et vivre seule. C’est lorsque les passants, curieux et fans réagissent positivement que ma satisfaction augmente un peu et cela m’aide à tourner la page. De plus, lors des graffs très grands qui nécessitent un échafaudage (nacelle) c’est assez sportif et fatiguant ; comme pour toute œuvre, il faut donc mettre un point final tôt ou tard.
Selomcrys : C’est un art justement très éphémère. Est-ce à dire qu’il ne faut pas s’attacher à ses œuvres comme un peintre qui peut garder sa toile à la maison et la contempler longtemps. N’est-ce-pas frustrant?
SMI : C’est comme pour la parole, les mots s’envolent sauf quand tu fais un disque ou des photos. Dans notre cas en général, les conditions dans lesquelles les photos sont prises rappellent les émotions du street art. C’est vrai qu’il s’agit d’un art éphémère mais c’est un choix. Nos œuvres disparaissent comme le font les humains finalement…il faut laisser la place aux autres c’est le jeu… Ce qui est intéressant c’est lorsque l’interdisciplinarité intervient et qu’une exposition photo ou un livre par exemple, vient mettre en valeur un graffeur. J’ai participé à beaucoup d’expositions dont la dernière est une exposition de mes toiles réalisées à la main. C’est pour moi une manière de montrer autrement mon travail
Selomcrys : Le graffiti se fait dans les rues qui ne sont pas toujours des endroits très bien fréquentées. Comment arrives-tu à t’imposer pour tagger tel ou tel mur à Paris qui regorge de graffeurs talentueux.
SMI : je ne me suis pas imposé tout de suite je me suis fait des amis en France en Belgique et un peu partout. Une manière pour moi de préparer le terrain car eux connaissent déjà le milieu. Ce sont eux qui me facilitent la tâche sur le terrain. Souvent, je réalise des peintures avec eux d’abord et me fait de nouvelles connexions.
Selomcrys : Comment repères-tu les murs qui te font envie? Prends-tu en compte l’architecture et le décor global dans lequel va s’inscrire ton graff avant de tagger à tel ou tel endroit?
Une fois, rue Henri Noguères dans le 19e arrondissement, les flics sont venus nous demander d’arrêter de graffer là où on avait démarré. Nous avons plié bagage sans faire d’histoires car ils sont dans leur rôle et font leur travail. En général, je suis soucieux de prendre mon environnement et l’architecture en considération avant de choisir un mur où graffer. Par exemple, je respecte beaucoup l’architecture ancienne. Je choisis quoi exprimer selon l’endroit choisi ou la commande, qu’il s’agisse d’un mur d’un cimetière pour apporter plus de douceur ou dans une école ou une ONG, afin de sensibiliser les personnes sur les MST ou le VIH-Sida, par exemple.
Selomcrys : Pour toi, quelle est la prochaine étape de ta carrière?
SMI: Aujourd’hui, je rêve d’utiliser mon art comme un outil pour éduquer et sensibiliser un maximum de personnes et me servir de la culture comme un outil de développement. Dans un pays comme le Togo, on ne fait rien pour la culture alors qu’on pourrait s’en servir pour créer davantage de liens entre les personnes et un boom touristique. La culture peut également être pourvoyeur d’emplois. J’ai envie d’agrandir mon public pour mettre mon art au service du changement de mentalités et du social. Je souhaite passer au niveau supérieur et je prévois beaucoup de voyages, j’aimerais exposer dans des galeries et, à titre personnel, fonder une famille.